Chapitre 2e : La phrase et ses compléments (1)

Une citation :

"Un poète est un monde enfermé dans un homme."

(Victor Hugo, La Légende des siècles)

Définitions de la phrase

Les définitions proposées de la phrase [Note 2] sont multiples et selon le point de vue adopté, elles varient considérablement. On dira de ce fait que la définition de la phrase est l'une des plus controversées de la grammaire. On a écrit à ce propos à peu près tout et n'importe quoi. Pour mettre un peu d'ordre dans ces définitions multiples [Note 3], on distinguera trois types de définitions.

1°) Les définitions par rapport à l'énonciation
Sans même s'arrêter aux définitions qui présentent la phrase comme une "unité de pensée, ou qui évoquent une "unité de sens conplet", ou encore "l'idée intuitive que l'on se fait d'une phrase en français" (Gary-Prieur, 1985, pp. 34-35), on relèvera quelques définitions comme celle de Bonnard (1981, p. 248) qui présente la phrase comme une "unité d'énonciation" - ce qui ne fait que repousser le problème à l'unité d'énonciation ! ou encore celle de la Grammaire Larousse du français contemporain (mais qui date de 1964), où les auteurs (Jean-Claude Chevalier, Claire Blanche-Benveniste, Michel Arrivé, Jean Peytard) repartent de la définition de Marouzeau : "La phrase. Elle répond à des critères de sens ("[Elle] est apte à représenter pour l'auditeur l'énoncé complet d'une idée conçue par le sujet parlant" [Marouseau]) et à des critères de forme : elle se termine par une ponctuation forte, généralement un point, et répond à une intonation déterminée." (§ 1.2).

2°) Les définitions par rapport aux limites, aux frontières...
On voit ici évoquer les notions de "silence", de "pauses", "d'intonation" : selon les grammaires, on trouvera que les phrases sont séparées par des pauses, se terminent par une "intonation caractéristique", ou encore - ce qui est présenté comme une définition, dans les grammaires scolaires, mais n'est guère qu'un "truc" pour retrouver des phrases dans un texte déjà ponctué : "La phrase commence par une majuscule et finit par un point".

On sait très bien qu'une lecture soignée ne coupe pas un texte en phrases, ni par des pauses, ni par des intonations répétitives. En fait l'unité de communication que nous appelons "période", qui est d'ailleurs la seule qui permette d'analyser la langue orale, est bien différente de la phrase, unité de langue écrite, et à vouloir confondre les deux on fait planer le plus grand flou dans le cerveau des élèves.

3°) Les définitions de la phrase comme unité d'ordre syntagmatique, c'est-à-dire correspondant à une structure de constituants.
Il s'agit là d'une phrase postulée : on décide d'appeler "phrase" une certaine unité ; ceci étant posé, on construit la grammaire (ensemble de règles permettant de rendre compte de toute la langue) qui en découle.

Dans le cadre du troisième type de définition, P. Le Goffic (1994, p. 8), définit la phrase comme :

"cette séquence autonome dans laquelle un énonciateur (locuteur) met en relation deux termes, un sujet et un prédicat."

Il poursuit :

"Cette définition de la phrase doit être entendue comme la définition a priori de la phrase type : elle a le caractère d'une définition de principe (définition a priori, logique, axiomatique) : c'est le modèle de référence, la phrase canonique. Cette définition idéalisée est d'autant plus nécessaire que, dans leur discours effectif, les locuteurs sont loin de s'exprimer toujours par une succession de séquences normées correspondant au moule canonique de la phrase : ils produisent non pas des "phrases", mais des énoncés (souvent incomplets ou mal délimités)."

C'est là la définition que nous retiendrons [Note4] et à partir de laquelle, on pourra expliquer comment on parvient aux énoncés réels que l'on trouve dans des textes : la phrase, pure structure, se "charge" progressivement, d'abord en remplaçant la structure par des mots ou groupes de mots de la langue. L'énoncé le plus élémentaire est constitué de "pronoms" : l'explicitation de la référence et de la valeur de ces pronoms est laissée à la situation. Ex : "Il y va", "il la mange" [Note 5]. Il y a alors "connivence" importante entre les participants du discours. En l'absence de connivence, on peut expliciter dans le contexte les données nécessaires : "Il y va" peut devenir : "Avec beaucoup de décision, le jeune homme, aux épaules de lutteur, va carrément s'asseoir à la table de Rosalie qui manifeste sa surprise en arrondissant les yeux qu'elle a par ailleurs fort beaux."

On est arrivé là à ce que l'on appelle traditionnellement une "phrase complexe" : les différents "compléments" ont, chacun à leur place, apporté leur contribution pour expliciter le sens dans le message au lieu de le "laisser à la situation".

Ce type de phrases (qui s'opposent aux phrases allusives, réduites à une structure pronominale dont l'interprétation n'est possible que lorsque la connivence est grande entre les partenaires du discours) est celui qui a cours lorsque les relations sont plus indéterminées entre interlocuteurs : un confériencer qui s'adresse à un vaste public, un texte où l'on s'efforce de tout dire pour éviter l'ambiguïté... La littérature en général, toutefois, et plus particulièrement la poésie, ont pu préférer préserver une certaine obscurité, cultiver parfois même l'hermétisme... les diverses techniques linguistiques mises alors en oeuvre libérant beaucoup d'espace pour l'interprétation du récepteur. C'est sans doute d'ailleurs cette meilleure conscience de l'ambiguïté potentielle de tout texte qui a amené progressivement à insister sur l'importance du récepteur pour l'approche sémantique de l'oeuvre d'art.

Document

Le discours littéraire est son propre référent

(textes extraits de Georges Molinié et Alain Viala, 1993, Approches de la réception PUF, pp. 20-21)

"Le discours est son propre référent. - [...] A lire [...] superficiellement Auerbach, on a l'impression que la vocation même de la littérature est de représenter exemplairement tel moment de civilisation dans le devenir occidental, hellénico-judéo-chrétien. Or, nous soutenons, pour dire les choses avec une netteté peut-être un peu sommaire, que la littérature n'est pas représentative [...]
Le référent extra-linguistique du discours littéraire n'est rien d'autre que la production (le résultat), l'existence de ce discours. [...]
Nous autres, lecteurs de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, devant un poème de Mallarmé comme L'après-midi d'un faune, quel référent cherchons-nous obscurément et spontanément, voire inconsciemment, à identifier ? Evidemment pas une histoire mythologique, tout à fait étrangère à notre univers mental ; peut-être une fantasmagorie fantastique ; les affres de la création littéraire ; une scène de viol transposée. Rien de sûr, en tout cas ; ce qui seul est sûr est l'espace textuel dans lequel se développe un discours qui crée, incontestablement, un événement mondain, par son propre déroulement, avec son jeu langagier propre (et mystérieusement attachant). Bref, nous sommes en pragmatique pure : le discours littéraire est totalement et exclusivement performatif - ou il n'existe pas.
Le cas est clair lorsque l'on a affaire à une tragédie classique, à un poème de Claudel comme dans les Cinq grandes odes, ou à un roman de Claude Simon : le référent extra-linguistique ne saurait se réduire à l'anecdote, puisqu'elle est archiconnue, ou imaginaire, ou si générale qu'elle en devient extrêmement ténue. Et surtout, il y a un tel décalage entre ce fantôme de référent extra-linguistique et le matériel verbal mis en oeuvre, une différence si énormément disproportionnée que, sans même adhérer au radicalisme berrendonnérien en pragmatique [voir Eléments de pragmatique linguistique, Paris, Minuit, 1982] on reconnaît aisément que c'est dans la manipulation langagière elle-même, et nulle part ailleurs, que réside le substrat référentiel. Les exemples qu'on vient d'évoquer montrent que cette théorie ne s'applique pas plutôt à la littérature moderne qu'à la littérature plus ancienne. [...]
Reste que, par rapport à l'art littéraire véritablement grand (en faisant provisoirement semblant de croire réglée son appréciation comme tel), on peut soutenir que, quelles que soient les esthétiques, le discours littéraire n'y est effectivement jamais représentatif en tant qu'il est littéraire, mais se consitue comme littéraire dans la mesure seulement où il réussit (et c'est là le problème) à se construire comme son propre référent.
Cette autoréférence du discours littéraire, sa performativité absolue sont une des conditions majeures de la possibilité de sa réception hors de l'univers culturel de sa naissance. Sa significativité, sa représentativité indirecte jouent alors sur un axe de bien plus vaste portée, et s'imposent davantage encore l'autosuffisance, la plénitude de présence qui irradient de l'oeuvre d'art comme d'un objet complet de culture."

Ce site a été réalisé par Marie-Christine Hazaël-Massieux.