Chapitre 1er : Introduction

Une citation :

"Tout énoncé, avant d'être ce fragment de langue naturelle que le linguiste s'efforce d'analyser, est le produit d'un événement unique, son énonciation, qui suppose un énonciateur, un destinataire, un moment et un lieu particuliers. Cet ensemble d'éléments définit la situation d'énonciation." (D. Maingueneau, 1993, Eléments de linguistique pour le texte littéraire p. 1).

Ce cours a pour visée de faire découvrir aux étudiants ce que l'analyse linguistique et l'utilisation des méthodes propres à la linguistique apportent à la compréhension des textes.

Forme et contenu sont inséparables, tout particulièrement en ce qui concerne le texte littéraire, que l'auteur a très longuement lu, relu, corrigé, pour atteindre cette subtile "hésitation prolongée entre le son et le sens" dont parle Valéry (cf. citation ci-dessous), supprimant ici un mot, allongeant là un syntagme, remplaçant une phrase par une autre au rythme mieux senti, jouant des sonorités et des reprises, etc.

On rappellera quelques citations de Boileau (Art poétique, chant I) :

"Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement"
"Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée"
"Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage"

On conçoit que, dans ces conditions, qui sont celles de tout auteur, et pas seulement des auteurs classiques, l'intérêt porté à la langue d'un texte soit essentiel, et que sans une étude de celle-ci la compréhension du texte reste limitée, même si les commentaires issus de l'histoire littéraire ont aussi leur place.

Mais en analysant soigneusement la langue d'un texte, ne faisons-nous pas dire à une oeuvre littéraire "autre chose" que ce que l'auteur voulait lui faire dire, car un grand écrivain n'est pas forcément un "linguiste", et si l'on sait effectivement que Mallarmé, Valéry, prenaient un souci quasiment obsessionnel de la langue (cf. J.P. Chausserie-Laprée [Note 1]), tous les écrivains ne veillent pas de façon aussi explicite aux rapprochements et décryptages linguistiques qu'on donne de leur oeuvre...

La possibilité de "lectures" sans cesse nouvelles est précisément ce qui caractérise la grande oeuvre littéraire : on lit toujours l'Iliade, l'Odyssée, la Bible... Mais bien sûr nous ne les lisons pas comme les contemporains... qui d'ailleurs ne les lisaient pas mais les écoutaient ! (oeuvres de transmission orale pendant des siècles). Il nous manque d'ailleurs absolument - et quoi que nous pensions - les références correctes pour comprendre de la même façon que les contemporains. Par ailleurs, nous ne pouvons pas empêcher les associations qui ont nécessairement lieu dès qu'on est un "grand" lecteur (c'est-à-dire quelqu'un qui lit beaucoup) : plus on lit, mieux on comprend une nouvelle oeuvre, mais cela veut dire plus nous la comprenons en fonction de notre "culture" littéraire (qui n'est pas celle des contemporains de l'auteur), et qui d'une certaine façon est unique... Faut-il pour autant y renoncer, se faire ignorant dans l'espoir de comprendre plus authentiquement ? Il n'y a pas d'authenticité dans ce domaine, mais très vite des illusions. Le refus d'une compréhension plus profonde, plus complète, mais bien sûre neuve et toujours renouvelée d'un texte, serait un projet obscurantiste dont il convient de se méfier.

Les théories de la communication sont fondamentales pour comprendre les théories de la réception qui soulignent le rôle actif du récepteur, en l'occurrence du lecteur. En s'inspirant du schéma présenté par Jakobson (IVe Partie : Poétique, Essais de linguistique générale, vol. I), on proposera une figuration de la situation de discours, qui suppose nécessairement la présence d'un émetteur (auteur dans le cas de l'oeuvre littéraire), d'un récepteur (lecteur), d'une référence (plus ou moins commune, et donc qui peut faciliter ou gêner la communication, permettant la connivence, ou obligeant à une grande explicitation), d'un ou de plusieurs codes communs, d'un "contact" (volonté d'entrer en communication et de maintenir cette communication), enfin d'un message qui passe de l'un à l'autre (discours).

De façon plus précise, on pourra dégager une méthode d'approche des textes qui impliquera que l'on envisage :

Ainsi, on comprendra les apports importants de la linguistique (= étude de la langue) à la littérature : la linguistique n'est pas un petit jeu gratuit sans rapport avec la signification d'un texte. L'étude de la langue, et notamment de la "grammaire" d'un texte (c'est-à-dire son organisation, son agencement...) est indispensable à sa véritable compréhension.

Elle ne suffit certes pas (on insistera aussi sur l'intérêt, pour l'interprétation correcte d'un texte, de l'étude de son contexte extralinguistique (historique, sociologique, géographique, etc.), mais elle est tout à fait nécessaire. On sera ainsi confronté à une question essentielle dans le domaine de la communication : l'énonciation est asymétrique, c'est à dire que la réception n'est pas automatiquement conforme à ce qu'a voulu l'émetteur). Pour l'interprétation, la situation de réception joue un grand rôle, et le "recul" du lecteur (recul historique ou géographique) soit permet de mieux percevoir des données (rapprochements multiples) - ce que l'auteur lui-même ou ses contemporains ou compatriotes ne pouvaient réussir -, soit risque de dissimuler des points essentiels qui tiennent globalement à la "culture" et que l'on ne comprend pas toujours quand on est extérieur à un pays, à ses traditions, à une époque.

La démarche est donc aussi clairement celle qui consiste à étudier "le statut pragmatique de l'énoncé". [A ce propos, la lecture de Maingueneau, 1990, [réédition Dunod, 1992] : Pragmatique pour le discours littéraire, est vivement recommandée (cf. une citation dans le glossaire, article "pragmatique".]

Pour conclure provisoirement cette introduction et avant d'aller plus avant dans l'analyse de texte, on voudrait citer cet admirable passage de François Cheng, élu tout récemment à l'Académie française, qui résume si bien, dans son dernier roman, L'éternité n'est pas de trop [note 11], la complexité de l'oeuvre littéraire en donnant le désir d'aller plus avant dans sa compréhension :

Extrait

François Cheng, L'éternité n'est pas de trop, Albin Michel, 2002, pp. 211-213.



[Le personnage principal, Dao-sheng, se rémémore les propos du "lettré"]

- Pour exprimer la nostalgie du pays natal, si l'on dit : "J'aimerais revoir le pays", c'est direct, mais c'est court. En revanche, lorsque le poète dit :

Les froides branches de prunus devant la fenêtre
Ont-elles fleuri quand le printemps est là ?
Il se remémore le passé, s'imagine le présent et confie son espoir en l'avenir : puisque les branches de prunus fleurissent tous les ans, il aura la chance de les retrouver un jour. Ou alors les retrouver ailleurs : là où fleurissent les prunus, là est le pays natal.

Afin d'exprimer une pensée pour un ami vivant au loin, si l'on dit : "Je pense à toi en cette nuit", c'est direct, mais c'est court. En revanche, lorsque le poète dit :

Dans la montagne vide tombent les pommes de pin
L'homme lointain, lui aussi, doit être hors du sommeil.
Il se remémore les jours où il était avec l'ami et s'imagine l'heure présente où tous les deux, à distance, partagent la même écoute, celle du bruit des pommes de pin qui tombent et qui résonnent comme leurs coeurs battant à l'unisson.



Dao-sheng se rappelle que le poème ancien que le lettré aimait le plus, c'était celui qui évoque une scène de séparation entre deux amants, séparation qui fait naître une union plus haute.

La scène représente l'homme qui s'éloigne dans une barque, tandis que la femme reste sur la rive. Le poème, un quatrain, se termine ainsi :

Sur le lac le voyageur se retourne :
Mont vert entouré de nuage blanc.
Au premier abord, on identifie volontiers le mont vert à la femme restée sur la rive, et le nuage blanc à l'homme qui vogue vers le lointain. Une lecture plus attentive signifie qu'au fond le mont vert, yang, pourrait désigner l'homme qui semble crier de loin : "Je pars, mais je reste en pensée avec toi !" et que le nuage blanc, yin, pourrait, lui, désigner la femme qui semble murmurer : "Je reste, mais mon coeur voyage avec toi." Plus en profondeur encore, par ce dernier vers, on se rappelle une vérité éternelle : le nuage naît des entrailles du mont ; monté dans le ciel, il se transforme en pluie, laquelle, retombant, reverdit le mont. Dans ce mouvement circulaire, le mont porte sans cesse le nuage, et le nuage porte sans cesse le mont. Il y a entre eux une relation constante de va-et-vient, une étreinte inextricable qui se renouvelle sans cesse, et qu'un langage ordinaire ne parviendra pas à suggérer.



"Ne pas exprimer directement ses sentiments, parce que directement on n'y arrive pas. On en dit bien plus par les images..."

Ce site a été réalisé par Marie-Christine Hazaël-Massieux.