Chapitre 4e : Le verbe : temps et aspect (1)

Une citation :

"J'ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur : il m'avait toujours semblé que son principal mérite était d'être visionnaire, et visionnaire passionné"

Baudelaire

La temporalité et les temps de la conjugaison

Il convient de distinguer très soigneusement les divers sens du mot "temps" : en particulier nous distinguerons ce que l'on appelle les "temps de la conjugaison" ("présent", "passé composé", "imparfait", etc.) de l'axe de la temporalité, qui nous permet de mettre en contraste un passé, un présent et un futur, mais ce passé, ce présent et ce futur peuvent être exprimés de bien des façons et pas toujours d'ailleurs en utilisant les "temps de la conjugaison" : je peux parfaitement indiquer le passé en disant "Hier", "Il y a six mois", à tel point que lorsque ces indications temporelles sont données par adverbes ou locutions adverbiales, je peux même ne pas utiliser un "temps" du passé : Ex. : "Hier, je me lève, que vois-je ?..." De même pour le futur : "Demain, je pars pour Paris".

Les prétendus "temps du passé" dans la conjugaison n'expriment d'ailleurs pas toujours le passé, - et on perçoit tout de suite les limites du classement proposé en "temps de la conjugaison" pour le français qui correspondent certainement plus à l'organisation du verbe latin ou grec, qu'à l'organisation du verbe français, dont la morphologie est réduite (par rapport à la morphologie latine ou grecque). On a pris depuis longtemps l'habitude d'exprimer les rapports temporels (ou aspectuels) à l'aide de périphrases fort diverses : "je suis en train de manger", "j'ai fini de travailler", "je vais travailler", "je peux lire", etc.". Quant aux temps du futur (appelés "futur simple" et "futur périphrastique" ou "futur 1" et "futur 2" dans les grammaires scolaires) en fait leur distinction - nous le verrons ci-dessous, implique surtout des rapports de "défini" à "indéfini" plutôt que ce que l'on essaye d'expliquer quand on dit que le premier marque des événements éloignés, et le second des événements proches.

On rappellera par ailleurs que bien des formes verbales théoriques ne sont plus réellement utilisées (sont défectives) : c'est le cas à peu près totalement de l'imparfait du subjonctif, mais également très largement du passé simple aux premières et deuxièmes personnes : qui oserait dire : nous arrivâmes, nous sortîmes, et vous bûtes... ? On verra en revanche que le passé simple aux 3e personnes reste très utilisé (c'est la base même du récit). On citera à titre documentaire l'opinion (très intéressante et très pragmatique) d'André Gide concernant l'imparfait du subjonctif (texte extrait d'Incidences, p. 76, Lettre ouverte à P. Souday, dans le Temps du 25 octobre 1923) :

"On risque de tout perdre en voulant trop exiger. Il importe que la langue écrite ne s'éloigne pas trop de la langue parlée ; c'est le plus sûr moyen d'obtenir que la langue parlée ne se sépare pas trop de la langue écrite. J'estime qu'il est vain, qu'il est dangereux, de se cramponner à des tournures et à des significations tombées en désuétude, et que céder un peu permet de résister beaucoup. Considérez l'aventure du subjonctif : quand la règle est trop incommode, on passe outre. L'enfant dit : tu voulais que je vienne, ou : que j'aille, et il a raison. Il sait bien qu'en disant : tu voulais que je vinsse, ou : que j'allasse, ainsi que son maître, hier encore, le lui enseignait, il va se faire rire au nez par ses camarades, ce qui lui paraît beaucoup plus grave que de commettre un solécisme. Que ne réserve-t-on l'imparfait du subjonctif au service du plus-que-parfait et du conditionnel passé (il avait voulu, ou il aurait voulu que je vinsse, que j'allasse) moins fréquent, et, partant, à la suite duquel il paraîtra plus naturel ? C'est le moyen de le sauver. - Pour quelques temps du moins. Car le subjonctif, si élégant qu'il soit, qu'il puisse être, est appelé, je le crains, à disparaître de notre langue, comme il a déjà disparu de la langue anglaise - plus expéditive et prête à prendre les devants, mais dont le français tend à se rapprocher de plus en plus. Certains le déplorent ; et moi aussi, sans doute ; mais cela vaut tout de même mieux que de voir notre langue se scléroser..."

Ainsi donc les "temps de la conjugaison" avec leurs désinences (très peu variées pour les verbes les plus fréquents, c'est-à-dire les verbes du premier groupe) n'expriment pas seuls la temporalité : on recourt à du lexique, à des périphrases pour indiquer le moment où se situe le procès ; souvent d'ailleurs les désinences expriment autre chose que le temps mais des "aspects" (voir définition ci-dessous). Ainsi l'imparfait est d'abord chargé de marquer la durée ("Je travaillais quand il est arrivé), mais également l'irréel ("Un peu plus je tombais !"). Le passé composé, qui peut indiquer le passé par rapport au présent du locuteur : "J'ai travaillé ce matin, maintenant je suis en train de partir pour Paris", indique aussi très souvent un "accompli" ("Il a lu le dernier Goncourt"). Dans le premier cas, il peut être - moyenannt un certain changement de perspective - remplacé par un passé simple, mais pas dans le second cas. Ce test du remplacement pourra d'ailleurs se révéler très utile pour déterminer la valeur exacte des "passés composés" d'un texte.

On verra d'ailleurs aussi que si les désinences verbales (des temps de la conjugaison) peuvent indiquer des aspects (duratif, irréel, accompli...), elles ne sont pas seules à exprimer l'aspect, mais qu'on recourt également au lexique, à des périphrases variées.

Temps du discours et temps du récit

C'est à Emile Benveniste que l'on doit cette distinction en "temps du discours" / "temps du récit" qui permet de classer les temps de la conjugaison selon leur rôle et leur usage réel dans le discours contemporain.

Document

Extrait de Problèmes de linguistique générale, pp. 241-243 :

"Nous avons, par contraste, situé d'avance le plan du discours [...] La distinction que nous faisons entre récit historique et discours ne coïncide [...] nullement avec celle entre langue écrite et langue parlée. L'énonciation historique est réservée aujourd'hui à la langue écrite. Mais le discours est écrit autant que parlé. Dans la pratique on passe de l'un à l'autre instantanément. Chaque fois qu'au sein d'un récit historique apparaît un discours, quand l'historien par exemple reproduit les paroles d'un personnage ou qu'il intervient lui-même pour juger les événements rapportés, on passe à un autre système temporel, celui du discours. Le propre du langage est de permettre ces transferts instantanés. [...]
Par le choix des temps du verbe, le discours se distingue nettement du récit historique. Le discours emploie librement toutes les formes personnelles du verbe, aussi bien je/tu que il. Explicite ou non, la relation de personne est présente partout. De ce fait, la "3e personne" n'a pas la même valeur que dans le récit historique. Dans celui-ci, le narrateur n'intervenant pas, la 3e personne ne s'oppose à aucune autre, elle est au vrai une absence de personne. Mais dans le discours un locuteur oppose une non-personne il à une personne je/tu. De même le registre des temps verbaux est bien plus large dans le discours : en fait tous les temps sont possibles, sauf un, l'aoriste, banni aujourd'hui de ce plan d'énonciation alors qu'il est la forme typique de l'histoire. il faut surtout souligner les trois temps fondamentaux du discours : présent, futur, et parfait, tous les trois exclus du récit historique (sauf le plus-que-parfait). Commune aux deux plans est l'imparfait."

Ex. de texte aux temps du récit :

"Napoléon était né en Corse ; il combattit dans toute l'Europe car il était ambitieux ; il devait mourir à Sainte-Hélène."

Ex ce texte aux temps du discours :

"J'ai pris mon petit déjeuner très tôt ce matin, je suis maintenant fatigué ; il me faudra rapidement faire une pause : j'irai au bistrot du coin prendre un café."

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