Chapitre 8e : Les adjectifs

Une citation :

"Sans doute le rougeoyant septuor différait singulièrement de la blanche sonate..." (Proust, La prisonnière)

La catégorie de l'adjectif en français n'est guère identifiable morphologiquement, même si certains adjectifs (mais pas tous) continuent à s'accorder en genre et en nombre avec le nom qu'ils déterminent (définition classique). Les adjectifs sont de formes très diverses (bon/bonne ; rouge, vert/verte ; agréable, incompréhensible, adorable, soluble...), ne s'accordent pas toujours (cf. une robe marron, une robe vert bouteille) ; des substantifs servent fréquemment d'"adjectifs" (peuvent avoir une fonction d'épithète comme le souligne M. Noailly lorsqu'ils sont postposés au nom-noyau du SN) ; en outre des groupes prépositionnels, des relatives, tiennent effectivement lieu d'"adjectifs", c'est-à-dire permettent de préciser la valeur du nom : "le garçon blond", "un travail fatigant", "une promenade agréable" ; "un billet aller-retour", "un papier cadeau" ; "une cuillère à café", "un sac en cuir", "le fils de Pierre" ; "l'homme qui porte une chemise rouge", "le chien dont je t'ai parlé"...

Sauf quand ils sont attributs, les adjectifs sont toujours des éléments facultatifs de la phrase, c'est-à-dire que ce qu'ils signifient peut être laissé implicite (relève de la situation) ; la présence de nombreux adjectifs, ou locutions adjectivales diverses, est de ce fait extrêmement révélatrice et le choix, la place, l'abondance des adjectifs peut être un élément très significatif pour la description d'un texte littéraire.

On retiendra donc que parmi les diverses études grammaticales proposées ici, l'étude des adjectifs est particulièrement significative pour comprendre un texte, car s'ils sont souvent des "compléments" grammaticalement non indispensables, ils sont des éléments essentiels pour décrire une situation, des personnages, des événements… Leur place, leurs caractéristiques formelles et sémantiques doivent souvent être l'objet d'une analyse minutieuse.

Dans une phrase comme "Cet homme blond qui m'a parlé devant la porte m'a retenue alors que je devais prendre le bus pour Monaco" : "blond", "qui m'a parlé devant la porte" ne sont pas indispensables grammaticalement à l'existence d'une phrase, même s'ils ont une fonction sémantique non négligeable : comparer avec la phrase "Cet homme m'a retenue" (de même que "alors que je devais prendre le bus pour Monaco", complément de phrase, non essentiel, comme on dit quelquefois).

L'adjectif attribut, ce complément de verbe particulier, quant à lui, s'accorde en principe en genre et en nombre avec le sujet dont les caractéristiques "traversent" le verbe pour se reporter sur l'attribut. Toutefois, ce test commode de reconnaissance d'un attribut connaît quelques limites puisque tous les adjectifs ne portent pas des marques de genre et de nombre. C'est donc en procédant à des commutations que l'on peut aisément mettre en évidence la fonction d'attribut :

"Cette robe est rouge" (pas d'accord en genre) ; "Cette robe est grande" (accord de "grande" qui prend la marque de féminin de robe manifestée sur le déterminant démonstratif) "La femme est fatiguée" (l'accord ne s'entend pas, même s'il doit être indiqué à l'écrit : à l'école primaire autrefois on conseillait de faire commuter avec un participe-adjectif dont l'accord s'entendait : par exemple "la femme est faite"... mais cet accord disparaissant considérablement à l'oral ordinaire en français, il n'est plus guère possible de recourir à ce test pour des élèves qui ne le pratiquent plus.

La place de l'adjectif

La place de l'adjectif est une question complexe, de sorte que les grammairiens font de ce problème un thème privilégié de recherche.

Certains adjectifs ne peuvent apparaître qu'après le nom. Mais beaucoup d'autres apparaissent selon le cas avant ou après le nom. Les facteurs qui interviennent pour régler la place de l'épithète sont de natures diverses. On traitera successivement ci-dessous de facteurs formels, puis de facteurs sémantiques.

Au plan formel, on a souvent évoqué la question de la taille de l'adjectif : les adjectifs brefs (notamment monosyllabiques) étant considérés comme antéposables, alors que les adjectifs longs (polysyllabiques) ne le seraient pas. En fait ce critère est le plus contestable. Si l'on trouve des adjectifs brefs antéposés ("une longue route", "un grand bateau", "de noirs desseins"…) on trouve également devant le nom des adjectifs longs ("une agréable promenade", "une ravissante idiote", "une exceptionnelle aventure"…), et l'on trouve également des adjectifs brefs postposés ("une robe rouge", "un homme vieux", "un adjectif bref"…), aussi bien que des longs ("une promenade agréable", "un enfant insupportable", "une histoire extraordinaire"…). Dans un cas comme dans l'autre, on peut se demander si les contre-exemples ne sont pas aussi nombreux que les exemples !

Toujours au plan formel mais plus significatifs sont les éléments tenant à la structure du syntagme nominal ou à la structure du syntagme adjectival lui-même. Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986, rappellent les facteurs suivants :

Mais les facteurs sémantiques jouent également un rôle très importants. On devra recourir à ces données pour expliquer que tous les adjectifs ne peuvent occuper toutes les positions. Ainsi :

*" Cette verte robe lui va bien "
est une phrase peu imaginable en français. Gardons-nous toutefois de dire au vu de cet exemple que les adjectifs de couleur ne peuvent jamais être antéposés en français : on citera :
"Ses noirs desseins terrifiaient son entourage." "Il baisa ses blanches mains."
"A ses pieds s'étendaient de vertes prairies."

Si ces associations dans cet ordre sont possibles, c'est en fait parce qu'il y a un "lien" entre l'adjectif et le nom qu'il qualifie : on pourrait dire qu'ils ont "un sème commun", soulignant ainsi un phénomène largement culturel : une prairie est "verte" en quelque sorte par définition, des mains que l'on baise (cf. le baise-main) sont "blanches". Quant à la première phrase, on soulignera la valeur particulière de "noirs" dans ce cas, qui d'ailleurs ici ne désigne pas à proprement parler une couleur mais relève beaucoup plus de l'ordre moral.

De fait comme le précisent Arrivé, Gadet et Galmiche, déjà cités (p. 37-38) :

"L'épithète antéposée qualifie le contenu notionnel (le signifié du nom). L'épithète postposée qualifie le référent visé, dans les circonstances ponctuelles de l'énonciation, par le syntagme nominal."

C'est en raison de l'explication sémantique précédemment avancée (un sème semblable dans le nom et l'adjectif) que l'adjectif antéposé qui qualifie le contenu notionnel joue le rôle d'"intensificateur sémique" ; c'est aussi pourquoi, concrètement, les adjectifs "de dimension" peuvent être souvent antéposés (avec d'ailleurs dans ce cas un sens différent du sens qu'ils prennent quand ils sont postposés) :

"un grand homme"
"une large avenue" - ou "un large consensus" !
"un gros commerçant".

Ici, les mots "homme", "avenue", "commerçant" ainsi que la plupart des mots concrets français, contiennent un sème référant à la notion de dimension qui se trouve ainsi "intensifiée" par le sème "dimension" de l'adjectif. De ce fait "un grand homme" n'est pas un homme "grand" mais quelqu'un qui est "grandement homme", "un gros commerçant" n'est pas un commerçant gros, mais quelqu'un qui est "grossement commerçant", c'est-à-dire qui a un gros commerce, et "l'agréable promenade" est une promenade qui est "agréablement promenade".

L'adjectif antéposé manifeste ainsi l'une des qualités intrinsèques du nom, et il ne représente pas une propriété extérieure au contenu notionnel, comme lorsqu'il est postposé. Il n'y a pas des adjectifs antéposés "en soi", mais des adjectifs qui s'antéposent plus naturellement devant certains noms ; en outre certains adjectifs peuvent être plus aisément antéposés que d'autres, car ils ont la propriété d'avoir un usage plus large, d'être utilisables avec de nombreux noms pour lesquels ils deviennent intensificateurs sémiques.

Comme le disent Arrivé, Gadet, Galmiche, ces observations permettent de rendre compte de plusieurs phénomènes :

Il reste que certains adjectifs, qui ne peuvent pas être intensificateurs sémiques (devant aucun nom) ne peuvent en principe pas être antéposés. On citera :

Dans les deux premiers cas, la valeur verbale reste présente comme le montrent les périphrases avec relatives proposées ("qui est") ; pour les adjectifs relationnels, leurs propriétés particulières, qui les distinguent assez largement des qualificatifs, suffisent à expliquer leur fonctionnement syntaxique particulier. Arrivé, Gadet, Galmiche parlent de deux sous-classes d'adjectifs (pp. 33-34) :

Document

"a) certains adjectifs indiquent une qualité, ou propriété essentielle ou accidentelle, de l'objet désigné par le nom (ou le pronom) : "une robe rouge", "un livre intéressant", "celui-ci est mauvais". b) d'autres adjectifs établissent une relation entre le nom et un autre élément nominal : dans "le discours présidentiel", l'adjectif est l'équivalent d'un complément de la forme : "du président" ; il indique une relation entre le nom "discours" et le référent désigné par le nom "président". de même, dans "le voyage alsacien du Ministre", l'adjectif "alsacien" […] est l'équivalent de "en Alsace".
Du point de vue syntaxique, on observe entre les adjectifs de ces deux sous-classes les différences suivantes :
  • sauf phénomène de blocage sémantique, les adjectifs de la première classe (qualificatifs au sens strict) sont aptes à marquer les degrés de la qualité signifiée : "un livre très (assez, plus, moins, etc.) intéressant". Cette possibilité est évidemment interdite aux adjectifs de la seconde classe (parfois dits relationnels) : "le voyage du président" ne peut pas être dit "très (assez, plus, moins, etc.) présidentiel" ;
  • les qualificatifs peuvent fonctionner comme attributs ("cette robe est rouge", "ce livre paraît intéressant"). Les relationnels ne le peuvent généralement pas : "ce voyage est présidentiel" (voir cependant plus bas) ;
  • le qualificatif épithète peut se voir substituer une relative ("la robe qui est rouge"). L'adjectif relationnel ne le peut pas : "le voyage qui est présidentiel"

L'ensemble de ces traits différentiels amène certains linguistes à donner aux éléments de la 2e classe - les relationnels - le nom de pseudo-adjectifs. Cependant, la frontière entre les deux classes n'est pas d'une rigueur absolue. L'adjectif relationnel peut en effet se charger des qualités de l'objet désigné : il est alors reversé à la classe des qualificatifs. Ainsi, un discours très présidentiel sera interprété comme "au plus haut point conforme à ce qu'on peut attendre d'un président"."

Arrivé, Michel, Gadet, Françoise, Galmiche, Michel, 1986, op. cit.

Il conviendrait de citer encore certains "noms" qui servent d'adjectifs, et qui ne peuvent être que postposés, même si la relation nom - adjectif n'est plus une relation passant par le verbe être (relation d'attribut) : on peut gloser cette relation au moyen de divers verbes :
- "un enfant modèle" c'est "un enfant qui sert de modèle"
- "un papier cadeau" c'est "un papier qui enveloppe les cadeaux"
- "une lessive miracle" c'est "une lessive qui fait des miracles"
etc.

Dans tous ces cas (paraphrase par "qui est" ou paraphrase avec d'autres verbes), il y a une relation verbale sous-jacente, et dans tous ces cas l'antéposition est impossible. La paraphrase souligne la différence de ces adjectifs jamais antéposables avec les adjectifs antéposables qui ne peuvent être paraphrasés par "qui est X" : un "grand homme" ce n'est pas un homme qui est grand (on dit que "Napoléon était un grand homme", mais l'on sait qu'il était justement très petit), mais quelqu'un dont l'humanité est grande, qui est grand dans sa façon d'être homme (et non pas grand physiquement).

De fait - et les explications sémantiques données ci-dessus expliquent cela - peu d'adjectifs, pour un nom donné, sont susceptibles de devenir intensificateurs sémiques et donc d'être antéposés ; en outre la classe de ces adjectifs tend à être de plus en plus limitée, dans le français courant en particulier (dans les divers créoles, langues issues du français, mais qui sont devenues des langues autonomes, la classe des adjectifs antéposables / intensificateurs est une classe close qui comprend très peu d'individus). De toutes façons, on ne peut antéposer plusieurs adjectifs à la suite, et l'ensemble reste globalement fort restreint.

En revanche, après le nom, plusieurs classes d'adjectifs sont possibles. On peut s'interroger sur d'éventuelles contraintes d'ordre :
- On va effectivement des caractéristiques les plus intrinsèques au caractéristiques les plus externes : cf. "un enfant blond, fatigué, qui n'a pas appris ses leçons". Tout changement dans l'ordre des adjectifs/propositions relatives est ici impossible.
- Les "compléments de noms" (compléments indirects introduits par "de") suivent à peu près immédiatement le nom : aussi bien quand ils expriment la possession ("le fils de mon frère") que la provenance "le train de Paris", ou le contenu "une tasse de café", etc.

A propos de la morphologie de l'adjectif

[à suivre]

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