Quelques marques d'aspect
dans un extrait de Michel Tournier

Le sujet du devoir

Exercice d'entraînement

Etudiez les différentes marques d'aspect dans le court extrait de Michel Tournier qui suit.

"Idriss finit par apprendre, à travers les plaisanteries et les allusions, l'histoire de la vieille femme. D'abord qu'elle avait été fort riche et qu'elle devait l'être encore passablement sous ses airs de pauvresse. Ensuite qu'originaire du sud - un sud indéterminé - elle avait tourné la tête d'un entrepreneur oranais d'origine espagnole fixé à Béchar, lors de la construction de la ville moderne. Il l'avait ramenée à Oran pour l'épouser chrétiennement, et le couple, bientôt entouré de six enfants, avait sans cesse fait la navette entre les deux villes. Cette navette, Lala continuait à la faire, mais seule depuis plusieurs années. En effet le mauvais sort s'était acharné sur cette famille emportant le mari, puis les six enfants successivement, enfin deux bébés qui avaient trouvé moyen de naître au milieu des calamités. Tout s'en était mêlé, maladies, assassinats, accidents, suicides, pour ne plus laisser debout que la vieille ancêtre au centre de neuf tombes dispersées dans plusieurs cimetières. C'était pour visiter ses morts qu'elle ne cessait de se déplacer, et elle était connue et redoutée dans les gares et sur les lignes des cars qu'elle fréquentait." (La goutte d'or, Folio, p. 90-91)

Remarques pour un corrigé

[Conseil aux étudiants : s'entraîner à une mise en forme, selon un plan qui pourrait être plus systématiquement marqué que dans les notes ci-dessous.]

Ce passage, dès la première lecture, apparaît comme particulièrement intéressant à cause du nombre assez exceptionnel de verbes précédés d'auxiliaires divers, tous chargés de manifester des "aspects", c'est-à-dire la façon dont le procès est regardé, envisagé.
La temporalité, quant à elle, est beaucoup moins développée : elle oscille entre un passé d'Idriss (un passé assez vague : indéterminé comme "le Sud" dans notre passage : temps antérieur à celui que vit présentement Idriss ; trois occurrences ramènent au présent d'Idriss : ce présent du récit est représenté par le retour à un imparfait, et donc à un temps de la conjugaison marqué par la durée ("Lala continuait à la faire") : c'est tout ce que l'on peut dire véritablement du temps sur ce court extrait. D'autres avant nous ont d'ailleurs souligné le peu de souci de la temporalité de M. Tournier dans ce roman (Dominique Jacques, à qui nous laisserons la responsabilité de cette interprétation, dans un document accessible sur le web, évoque même l'hypothèse d'une influence du Sahara, où commence le roman : "Michel Tournier semble peu se soucier d'établir une chronologie. Cette attitude est pleinement justifiée si on considère que le roman démarre au Sahara et que le Sahara ignore le temps"). Les aspects mis en œuvre par un très grand nombre de périphrases verbales méritent, en revanche, qu'on s'attarde un instant sur ce texte.

Relevons d'abord ces périphrases et les verbes qu'elles accompagnent, ainsi que toutes les expressions concourant au passage de l'aspect :

Les verbes principaux, ici soulignés en gras, apparaissent tantôt à l'infinitif tantôt au participe passé, selon les règles traditionnelles qui distinguent verbes précédés de "être" ou "avoir" (dits "auxiliaires") qui sont alors des "temps de la conjugaison" dits "composés", et des verbes précédés d'un autre verbe (ici par exemple, finir, devoir, continuer, trouver le moyen de, ne cesser de…) qui sont chargés précisément de donner, dans le contexte, des valeurs aspectuelles aux verbes, que les seules désinences (voire la flexion verbale) sont bien incapables de transmettre (ce qu'elles peuvent faire dans certaines langues : on pense à l'opposition perfectif / imperfectif en russe : videlit' (perfectif) s'opposant à videl'at' (imperfectif) pour le seul verbe "transformer").

On peut d'ailleurs préciser que :

On voit clairement que dominent le duratif et l'itératif, réalisations différentes et contextuelles d'un "continuatif". Pour clarifier ce que nous voulons dire, nous prendrons deux exemple, qui montrent à la fois l'influence du contexte (par exemple "ne cesser de" appliqué à un verbe principal), mais aussi de la valeur aspectuelle de base du verbe : "Elle ne cessait de marcher" est continuatif ; "Elle ne cessait de se lever" est itératif. Le verbe "marcher" effectivement est imperfectif, tandis que "se lever" est perfectif, d'où les valeurs différentes produites par l'ajout de la même forme "ne cesser de".

Notons ensuite que presque tout le texte est au plus-que-parfait, ce qui indique un passé révolu (de fait un passé + accompli) ; dans ce cadre, l'imparfait (trois apparitions) apparaît comme la marque de ce qui se prolonge dans le "présent" d'Idriss ("Elle devait l'être encore…", "Lala continuait à la faire… seule", "Elle ne cessait de se déplacer" : ces trois procès sont clairement au continuatif, que renforcent "encore", "continuer à", "ne cesser de"). Par rapport au schéma de Benveniste, on pourrait représenter l'axe de la temporalité de la façon suivante (en haut l'axe de la temporalité, en bas les "temps de la conjugaison" chargés de représenter les différentes valeurs (dans notre court extrait il n'y a aucun procès futur, aucune évocation d'un temps qui serait postérieur au présent d'Idriss) :

PasséPrésentFutur
"Plus-que-parfait""Imparfait" 

NB nous notons ici entre guillemets le "nom" des temps de la conjugaison, pour les distinguer des trois temps de base (axe de la temporalité).

[Voir le contraste entre "avait été fort riche" (plus-que-parfait accompli) et "devait l'être encore" (imparfait duratif).]

Le plus-que-parfait, effectivement, avant tout ajout d'adverbe ou de périphrase verbale, comporte la valeur aspectuelle d'accompli tandis que l'imparfait, hors contexte particulier, est toujours largement duratif. Les autres aspects significatifs dans le texte sont rendus par des adverbes, locutions adverbiales ou périphrases verbales diverses.

On notera que ces périphrases à valeurs aspectuelles interviennent sur des verbes dont elles contribuent tantôt à renforcer la valeur de base (c'est le cas le plus souvent ici), tantôt à la transformer. On sait que les verbes français peuvent être, avant tout usage, classés en imperfectif / perfectif. Ainsi "voyager" ou "chercher" sont imperfectifs tandis que "naître" ou "trouver" sont perfectifs. En contexte bien sûr, les valeurs d'emploi peuvent être considérablement différentes et on peut constater que

Ainsi, ce roman de M. Tournier, largement écrit à l'imparfait et au plus-que-parfait, retenus sûrement pour leurs valeurs aspectuelles (duratif du passé, accompli du passé…), où les repères chronologiques précis sont si minces, insiste en revanche sur la durée, la continuité, le temps qui passe et qui finit par transformer Idriss (mais presque insensiblement). Le choix des périphrases verbales qui visent à "donner le temps", qui soulignent lenteur et répétitions des procès (cf. en particulier le rôle de formes comme "sans cesse", "successivement", "n'avait cesser de…" dans le texte) concourt à ces effets.

Dans une interview sur le web, M. Tournier répondait - et on pourrait appliquer cette définition du voyage initiatique à Idriss, ce jeune pasteur berbère, parti jusqu'à Paris, à la recherche de la photo qu'a prise de lui la photographe blonde :

"- Quelle différence établissez-vous entre la notion de voyage et celle de tourisme ?"
- Qu'est-ce qu'un touriste ? C'est un voyageur qui - comme son nom l'indique - fait un "tour" et revient tel quel, absolument intact à son point de départ. Ce retour "intact" lui est garanti par l'organisateur de son voyage. Tout opposé est le voyage initiatique - que je pratique pour écrire. Là, il y a chaque fois une découverte à la fois blessante et ravissante d'où naît l'œuvre littéraire. Après un voyage initiatique, plus rien n'est comme avant.

Idriss, profondément transformé par ce voyage, après s'être heurté à des images de lui-même qu'il ne reconnaît pas, trouvera sa libération dans le signe abstrait de la calligraphie.