Propositions pour un corrigé du devoir sur l'extrait d'Au piano de Jean Echenoz

Plan possible et grandes lignes d'un corrigé

Introduction

Dans une interview récente, Jean Echenoz avouait sa fascination pour les "temps grammaticaux" qu'il comparaît à une boîte de vitesse :

"De la même façon que sur le plan de la mise en scène des récits, je me sers de la rhétorique cinématographique. Je fais appel instinctivement à des repères de l'ordre des outils poétiques, de la césure, de la syncope. Je pars d'un manuel de rhétorique ou de métrique pour importer telle ou telle figure. A une époque, le mécanisme de ces choses me séduisait beaucoup. Il y a quelque temps, j'ai comparé dans une conférence le système des temps grammaticaux à une boîte de vitesses. L'image du roman comme un moteur de fiction, qui quelquefois se met à faire bizarrement de l'autoallumage, est une idée qui me séduit en ce moment. Mais, comme toute chose systématique, il faut en même temps aller contre. Et puis, ce sont des moteurs guettés par des risques de dysfonctionnements."
(à voir sur le site : http://www.remue.net/cont/echenoz.html

Il est donc tout à fait significatif de voir ce que Jean Echenoz, cet écrivain né en 1947 et actuellement au plus fort de sa production littéraire, peut faire de ces temps de la conjugaison : comment il en use, les rôles qu'il leur attribue.

Les temps du récit

Les temps spécifiques du récit sont bien représentés dans notre texte ; nous trouvons en particulier des passés simples (10) qui ont d'ailleurs deux fonctions distinctes :

Non spécifique du récit, mais néanmoins représenté dans le récit, on trouve encore un imparfait, utilisé ici précisément pour marquer la durée ou la répétition ("Bernie se contorsionnait un peu"), qui, complété d'ailleurs par un participe présent ("en continuant de brandir"), appliqué en outre au verbe "continuer de", permet de souligner l'allongement et la récurrence des actions des personnages - d'où un ralentissement du rythme qui marque les difficultés de Bernie cherchant à détourner Max de boire (et dont l'insistance amènera d'ailleurs le premier à "capituler"). On trouvera encore plus loin le participe présent : "Sentant l'autre faiblir"...

Les temps du discours

Le présent est le temps dont les attestations sont les plus nombreuses dans le texte (18 apparitions si l'on compte aussi bien les présents de l'indicatif que les impératifs présents, destinés à marquer les injonctions ou les interpellations dans le dialogue des personnages). Sont ainsi au présent tous les propos échangés par les personnages, d'ailleurs marqués exclusivement par ce changement temporel (ni guillemets, ni tirets, ni passages à la ligne), en contraste direct avec l'explicitation du personnage qui prend la parole, évoqué par un verbe au passé simple comme nous le soulignions plus haut : "protège-toi un peu", "J'ai mon chapeau", "Ecoute", "Ecoute", "Ca me tue les doigts", "je me gèle", "je sens", "regarde"... etc.

De fait ces présents sont à classer en deux catégories :

On ajoutera parmi les temps du discours, mais très proches du présent, deux futurs périphrastiques : "Tu vas être trempé", "Je ne vais pas pouvoir jouer" qui insiste sur le "résultat" du temps présent. Avec cette valeur "future", on trouve aussi un verbe carrément au présent dans la menace de Max : "ou bien une bière chez toi ou bien je bois ça ici même".

Comme il convient, un conditionnel et une locution avec "si" à l'imparfait permettent de marquer l'hypothétique dans le discours : "si on passait plutôt prendre un verre chez toi" (phrase qui montre clairement que l'imparfait n'est pas spécifiquement un temps du passé), "ce serait mieux".

Rôle des contrastes temporels et de quelques embrayeurs

Comme nous le laissions entendre, c'est dans ces contrastes temporels entre temps du récit et temps du discours, que passe l'opposition entre narration et dialogues : la narration se fait exclusivement aux temps du récit, les dialogues sont toujours aux temps du discours. En l'absence d'autres marques du passage au dialogue, le contraste temporel est particulièrement significatif.

On soulignera d'ailleurs qu'il est accompagné de contrastes pronominaux très nets : avec les temps du récit on trouve exclusivement la troisième personne (singulier et pluriel) à valeur anaphorique, c'est-à-dire renvoyant aux personnes nommées immédiatement ou non dans le texte, Bernie et Max : "Ils entrèrent...", "Bernie se contorsionnait", "Max qui protesta", etc. Le discours, en revanche, met en oeuvre "je" et "tu", qui renvoient alternativement à Max ou à Bernie, en fonction de "qui parle" et "à qui il s'adresse" : pronoms déictiques, qui prennent leur valeur en situation, se référant ainsi aux personnages du discours : "tu vas être trempé", "j'ai mon chapeau", "me réchauffer", "chez toi"... Ces pronoms sont ainsi tantôt sujets, tantôt compléments dans le texte.

Dans ce texte très court, les pronoms sont les seuls embrayeurs représentés (pas de "ici", "hier", maintenant..." ou "ce jour-là", "à cet endroit-là"...). Notons toutefois que la mention du parc sous la forme "dans le parc" renvoie clairement à un parc déjà nommé (le parc de leurs promenades avant concerts quand ceux-ci ont lieu dans le quartier de Paris évoqué).

Conclusion

Dans ce texte d'Echenoz, on a pu retrouver l'opposition classique dans le roman entre temps du récit et temps du discours : d'un côté le passé simple, de l'autre le présent, avec quelques-uns des temps qui leur sont associés (pas de plus-que-parfait destiné à marquer l'antériorité, toutefois, dans un extrait très court). Les aspects verbaux proprement dits sont réduits à très peu de choses (cf. "à nouveau" pour indiquer la répétition, les quelques marques verbales ou périphrastiques destinées à marquer la durée ou la répétition). La nette dominance du présent ici n'est pas surprenante en raison de ses fonctions multiples, puisqu'il correspond aussi bien à l'actuel (temps de ce fait privilégié dans le discours : ici pour les dialogues entre Max et Bernie), qu'à l'explicitation de définitions à valeur en quelque sorte "éternelle". Jean Echenoz, qui avoue clairement sa sensibilité aux fonctions des temps grammaticaux, à la fois marqueurs de temporalité, mais également d'aspects divers, nous invite ainsi dans son oeuvre romanesque, maintenant importante, à explorer ce "moteur de fiction", sans toutefois tomber dans le défaut qui consisterait à réduire l'intérêt d'un roman à cet usage très étudié par l'auteur d'Au piano. Ne serait-ce pas là un "risque de dysfonctionnement" contre lequel il met en garde, certes l'auteur d'une oeuvre lui-même fasciné par la langue, mais également le critique littéraire et le linguiste qui doivent rester prudents dans l'usage de la mécanique ?