Corrigé du devoir sur Balzac, extrait du Père Goriot

Introduction

On connaît en français les difficultés rencontrées dans la définition de l'adjectif. Peut-on même parler d'une classe de mots qui seraient des adjectifs, quand on constate que des mots d'origines fort diverses, des groupes mêmes, remplissent une fonction identique, c'est-à-dire permettent de caractériser un nom, de le "déterminer" ? Les définitions traditionnelles de l'adjectif (mot qui s'accorde en nombre et en genre avec le nom qu'il caractérise) semblent vite contestables lorsque l'on analyse un peu systématiquement un texte, l'adjectif en français contemporain n'étant plus, loin s'en faut, caractérisé par sa morphologie (cf. la notion d'adjectif épicène, ou de "groupe à fonction adjectivale"). C'est ce que nous nous efforcerons de montrer en analysant un extrait célèbre du Père Goriot, le caractère principalement descriptif du passage amenant l'auteur à multiplier les structures adjectivales.

Si les adjectifs sont considérés comme non indispensables dans le cadre d'une pure étude structurelle (effectivement, sauf quand ils occupent une position d'attribut, les divers adjectifs, alors épithètes, peuvent être supprimer sans que pour autant la construction de la phrase cesse d'être grammaticale), ils peuvent apparaître comme essentiels pour la signification d'un texte : en particulier, quand on a affaire à un texte descriptif. Le passage bien connu où Eugène rend visite au père Goriot à la pension Vauquer, alors que ce dernier ayant laissé toute sa fortune à ses filles qui paradent dans le monde, est abandonné dans des conditions misérables est offert ici à notre analyse pour nous permettre de classer les diverses structures adjectivales.

1° Les adjectifs antéposés

Les adjectifs antéposés sont fort nombreux dans ce texte, même si les grammaires soulignent généralement qu'ils tendent à être moins nombreux en français que les adjectifs ou structures postposés. De fait, ces deux types d'adjectifs sont en nombre à peu près équivalent dans ce texte : 13 adjectifs antéposés contre une petite vingtaine si, au-delà des 6 "adjectifs" proprement dits on intègre les diverses structures adjectivales.

Si l'on excepte les adjectifs-déterminants, obligatoirement antéposés comme les ordinaux ("première fois"), les cardinaux ("deux chaises") ou les indéfinis ("plusieurs endroits"), le choix des adjectifs antéposés par Balzac est des plus significatifs : mauvais lit, maigre couverture, bons morceaux de vieilles robes (bons étant ici secondaire car il renvoie de fait à "vieilles robes"), vieilles commodes, vieux meubles, mauvaise bande d'étoffes, pauvre commissionnaire, triste logement. On se rappellera que les adjectifs antéposés, même lorsqu'ils ont une forme homonyme d'adjectifs postposés, sont chargés d'une signification particulière qui apparaît clairement lorsque l'on fait le test de la postposition en fonction d'attribut : un vieux meuble, c'est un meuble en quelque sorte "vieux par essence", et non pas par accident, en raison de son âge : les meubles retenus dans la Pension Vauquer, dans le "bouge" où le père Goriot achève misérablement sa vie, suent la misère et la vieillesse, celles du père Goriot, qui s'étendent à tout ce qui l'entourent, ou plutôt qui lui sont venues de cet environnement auquel il est réduit par le manque d'amour de ses filles.

Comme le disent Arrivé, Gadet, Galmiche, pp. 37-38 :

"L'épithète antéposée qualifie le contenu notionnel (le signifié du nom). L'épithète postposée qualifie le référent visé, dans les circonstances ponctuelles de l'énonciation, par le syntagme nominal.".

Ils ajoutent : "les adjectifs qui désignent des qualités considérées comme affectant de façon permanente le contenu notionnel du nom ont tendance à s'antéposer. On constate alors que l'opposition entre l'anté- et la postposition n'est pas un trait qui affecte l'adjectif seul, mais l'ensemble qu'il constitue avec le nom". C'est cette vieillesse, cette "mauvaiseté", cette pauvreté, cette tristesse qui sont caractéristiques du décor dans lequel meurt le père Goriot, caractéristiques permanentes. Les seuls adjectifs antéposés par Balzac, et repris d'ailleurs de façon répétitive pour être appliqués au divers objets (mauvais deux fois, vieux/vieilles trois fois) sont ces adjectifs à valeur négative, présentant des références contraires à celles qui suscite les désirs de notre société : la beauté, la jeunesse, la richesse.

2° Les épithètes (qualificatifs ou relationnels) postposés et les adjectifs en fonction d'attributs

Si les "adjectifs" proprement dits, en entendant par là les qualificatifs constitués d'un seul mot sont assez peu nombreux (et provenant encore presque tous de participes passés : "jauni", "ouaté", "humide", "renflé", "carrée", "foncé", "misérable"…) les structures qualificatives le sont beaucoup plus ( "en bois de rose", "à ventre renflé", "en cuivre tordu", "à tablette de bois", etc.) ainsi que les divers compléments de noms indiquant des relations (comme "la toilette de la famille", "le chapeau du bonhomme", "la flèche du lit", "l'aspect de cette chambre", préférés ici à des adjectifs relationnels qui n'existent pas toujours : cf. "municipal" de la municipalité ; dans certains contextes on trouverait par exemple "filial" pour "du fils" avec "l'amour filial", etc.) et l'on voit bien ce qu'il y aurait d'artificiel à se contenter d'analyser "ouaté" ou "humide" et à refuser "en bois de noyer", ou "en bois de rose" ou "à ventre renflé" ou "plein de poussière" ou "en vermeil" : ces groupes prépositionnels, introduits par "en", "à", "de"…, formés d'un nom ou d'un nom et adjectif ou de deux noms unis par "de" jouent exactement le même rôle que les formes adjectivales courtes, mais une langue ne possédant pas tous les "adjectifs" nécessaires à la description de la réalité extérieure est toujours obligée de former des éléments qui servent à caractériser le nom. En français il existe divers procédés, presque tous utilisés par Balzac, qui permettent en quelque sorte de multiplier les "adjectifs" en fabriquant des "locutions adjectivales" :

Ces adjectifs ou locutions adjectivales post-posés sont certes plus "externes" et ne concernent pas comme les adjectifs antéposés le contenu notionnel ; toutefois, même si c'est avec une apparence d'objectivité que ne peut avoir le recours à des adjectifs antéposés qui manifestent beaucoup plus une vision subjective du monde, la description toute extérieure qui est faite de la chambre du père Goriot complète et renforce la présentation suggérée par l'usage des adjectifs antéposés : le lecteur méfiant qui serait tenté de refuser d'adopter le regard d'Eugène ("maigre couverture") découvre que l'accumulation de traits qui dénotent la pauvreté et la médiocrité ne permettent pas d'ignorer la misère du père Goriot : "un fauteuil foncé de paille", "bande d'étoffes à carreau rouges et blancs"… On notera de façon significative que Balzac n'hésite pas, parmi les groupes prépositionnels, à recourir à des groupes introduits par "sans" : "la fenêtre était sans rideaux" de même que la table de nuit était "sans porte ni marbre", tandis que nous est présentée la cheminée "où il n'y avait pas trace de feu" (avec une relative négative).

Si les adjectifs antéposés ne peuvent être mis en fonction d'attribut sans changer de signification "une vieille commode" n'est pas exactement la même chose qu'une commode qui est vieille, "une maigre couverture" n'est pas une couverture qui est maigre (!), les adjectifs postposés (moyennant certaines conditions : ceci n'est pas possible pour les adjectifs de relation, mais nous n'en avons pas de véritables ici : ils apparaissent tous sous la "forme longue" : on a "de la fille" et non pas "filial", "du bonhomme", etc.) peuvent devenir attributs : c'est ainsi que Balzac écrit que "le carreau était humide et plein de pousière", "le plus pauvre commissionnaire était […] moins mal meublé […] que ne l'était le père Goriot …"

Conclusion :

Si l'on sait se dégager des définitions les plus traditionnelles de l'adjectif, en examinant tous les éléments dans la phrase qui remplissent des fonctions d'adjectif, on peut constater le rôle des structures de ce type dans la description, et les oppositions significatives qui peuvent apparaître lorsque l'on étudie leur place, leur environnement et leur contenu. Dans ce passage du Père Goriot, les adjectifs antéposés, comme les adjectifs ou structures adjectivales postposés, concourent tous à la description de l'environnement misérable du personnage : les premiers, sans doute, en imposant en quelque sorte au lecteur un point de vue, les seconds en adoptant un ton en apparence plus objectif, mais leur accumulation (qui présente les meubles et objets comme profondément dépareillés, associés sans goût, au hasard de leur disponibilité), leur traitement (parfois en recourant à des formes privatives ou négatives) servent aussi pour faire comprendre la misère dans laquelle est tombé le père Goriot à la pension Vauquer.